Le livre et son attraction, mon cher Newton

Avez-vous remarqué que dans la manière dont les bibliothèques publiques valorisent leurs actions en faveur de la lecture, elles citent sans arrêt des gens à problème ? Dans les rapports d’activité, dans la presse professionnelle, dans les colloques, il n’est question que de « populations en difficulté », de « publics empêchés », d’accessibilité pour les « personnes à mobilité réduite », de « quartiers défavorisés »…  A croire qu’en fait les bibliothèques font de l’humanitaire plus que du culturel. Moi je veux bien, il y a d’ailleurs des bibliothécaires, vu comment ils sont dépenaillés (je veux dire, leur garde-robe est un hommage vivant à Emmaüs), tu sais qu’ils vivent leur mission sociale à fond les manettes. Le seul ennui, c’est que ce côté social n’est pas toujours bien ajusté non plus. Exemples :

– la bibliothèque a fait une pleine page dans le journal municipal parce qu’elle a élargi la gratuité de l’emprunt aux chercheurs d’emploi, mais elle continue à les faire casquer plein pot pour les impressions et photocopies dont il ont pourtant un besoin vital.

– l’établissement a constitué un fonds de livres en braille (longueur approximative : 200 mètres linéaires) pour les trois malheureux aveugles de la ville, alors que ceux-ci n’en ont rien à cirer vu qu’ils sont comme tout le monde : en 2012 ils préfèrent le multimédia au papier.

– la bibliothèque a accueilli une pièce de théâtre jouée par les résidents de l’asile psychiatrique du coin. Résultat, le jour de la représentation on a l’impression d’assister au spectacle d’une première section de maternelle (avec les gros mots en plus), bien que tout le public s’efforce de dire que c’est génial afin de rester politiquement correct…

Ces petites bourdes, tout acteur du champ social les connaît, les commet, c’est normal, c’est naturel et ça rend l’institution humaine. Il reste néanmoins une question : n’est ce pas un peu bizarre –sinon malsain, de ne se valoriser que par rapport à des gens bancaux ? Les bibliothèques publiques ne seraient-elle pas atteintes du syndrome de la pretty blonde bien connu des psychologues cliniciens et qu’on a tous expérimenté durant nos années collège : la jolie fille qui, pour mieux être vue des garçons, a décidé que son cercle de copines serait exclusivement composé de laiderons (celle qui a un râtelier de 3 étages dans la bouche, celle qui au niveau des aisselles exhale une odeur qu’on trouve généralement plus bas dans le corps, celle qui n’a pas la chance de s’habiller ailleurs que chez Vet’affaires et qui porte des baskets à 4 bandes et des polos que quand tu t’approches tu t’aperçois que c’est pas un crocodile mais oui je ne rêve pas, un caméléon avec des dents !

Bref, il serait élégant que parfois, les bibliothèques valorisent aussi leurs publics de gens sans problème, qui sont tous ces amoureux de la lecture dont les soucis dans la vie sont certes peu galvanisants, mais qui donnent en définitive le plus bel écho au travail quotidien des bibliothécaires : eux, ils ne jettent pas le programme d’animations sur la voirie avant de l’avoir lu au moins en diagonale, ils rendent leurs livres dans les temps, rectifient les coquilles qu’il y a dans certains (au crayon de papier), et parfois nous font don d’une belle édition reliée France Loisirs de Françoise Bourdin ou nous gratifient d’une suggestion d’achat pour le dernier livre de Patrick Poivre que nous aurions loupé. Un film salutaire leur rend hommage…

~~ L’ombre d’un doute (1943)

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La famille Newton. Une famille unie par des valeurs solides et constructives, une famille qui a le sens de l’effort et le souci d’autrui. Une famille modèle, une famille qui lit. Oh oui, quand on pénètre dans leur chaleureuse demeure, un authentique bonheur de bibliothécaire nous envahit : le journal quotidien, arrivé le matin, est lu par chaque membre de la famille jusqu’au soir, les enfants ont toujours un petit Walter Scott ou un Jack London sous la main qui leur fait office de doudou, le papa passionné de romans policiers a créé une sorte de club de lecture autour du polar avec un ami, et l’adolescente de la famille est tellement à ses aises avec la bibliothèque du quartier qu’elle peut même y aller en dehors des heures d’ouverture. Oui vous l’aurez deviné, chez les Newton on ne se rend pas à la bibliothèque en traînant des pieds. On y va même en courant, mû par une envie aussi soudaine qu’irrépressible. C’est la visite-catharsis, la visite-passion. Il faut dire que le motif est souvent impérieux. Voyez : il est 20h30, tout le monde est à la maison et Charlotte, la fille aînée, a envie de lire le journal de Papa Newton. Pour son malheur, une page a été déchirée… Sacrilège ! Sa petite soeur lui donne une idée : poursuivre sa lecture en allant emprunter l’exemplaire de la bibliothèque municipale :

–A la bibliothèque, il y a tous les journaux, ceux du jour et aussi les plus anciens. Madame Cochran (dans cette famille évidemment, on connaît le nom de la bibliothécaire) peut te les retrouver tous…  –Bonne idée, la bibliothèque ferme à quelle heure au fait ? –Humpf, si tu lisais la moitié de ce que tu devrais lire, tu saurais que c’est à neuf heures.

Bon, cette petite est une peste, il faut reconnaître. C’est un des dommages collatéraux habituels dans les familles de gros lecteurs, tu en as toujours un qui connaît tout sur tout et qui joue son pigeon savant. Ceci dit, on peut compter sur cette enfant pour avoir des informations fiables ; aussi sa grande soeur passe immédiatement ses chaussures et file à la bibliothèque avant qu’elle ne ferme.

C’est beau un usager qui court dans la nuit. Surtout quand il porte une jupe et un tailleur chic. Attention à ne pas trop se hâter tout de même, l’enthousiasme est compréhensible mais peut être létal et on peut se faire renverser par une voiture. C’est d’ailleurs ce qui manque d’arriver à notre jolie Charlotte, qui à deux secondes près allait finir façon victoire de Samothrace sur le capot d’une auto. A l’époque, il n’y avait pas encore de feux tricolores aux intersections (bah oui, on vivait en noir et blanc je vous rappelle) et le policier posté à la circulation l’interpelle pour la réprimander. Le sermon qu’il lui sert fait perdre à Charlotte un temps précieux et lorsqu’elle arrive aux portes de la bibliothèque, celles-ci viennent de fermer.

Les lumières étant encore allumées, la jeune fille tente sa chance en frappant gaillardement à la porte d’entrée. La bibliothécaire Mme Cochran, encore dans les lieux, effectue un rapide contrôle visuel avant d’ouvrir à Charlotte. Cette femme est un morceau d’anthologie, plastiquement je veux dire. On dirait le cadavre momifié de David Bowie, lequel aurait reçu un don de dents de la part de Lionel Ritchie. En plus, ça fait à peine trois minutes que la bibliothèque est fermée, on voit que Mrs Cochran s’est déjà mise à l’aise, ayant abandonné sa tenue de travail pour enfiler une robe de chambre des plus immondes, de celle qu’ils t’envoient en cadeau quand tu as fait une grosse commande chez Vert Baudet. Si l’on n’était pas aguerri, on pourrait facilement se croire face à la tenancière d’une maison de tolérance.

l ombre d un doute hitchcock bibliotheque porte

Petit savon, pour la forme :

— Voyons Charlotte, tu sais aussi bien que moi que nous fermons à neuf heures. Si je dois faire une exception, je devrais alors en faire cent. Je pensais que tu avais un peu plus de considération que ça… –Je m’excuse, Madame Cochran, mais je dois absolument lire quelque chose dans le journal. –Ça m’étonne beaucoup de toi Charlotte, tu avais toute la journée pour venir, et tu arrives à cette heure-ci, comme une folle!..  –Mais je n’en ai que pour une minute… — Hum, je t’en accorde trois.

Trois minutes pour trouver où se trouve le journal en question, lire l’article puis reposer le canard sur le présentoir, autant dire que c’est du tout-schuss. Heureusement, Charlotte connaît bien la maison et s’en acquitte sans que cela occasionne un surcroît de pellicule pour Monsieur Hitchcock, le réalisateur du film.

Dans sa précipitation, Charlotte choisit une table de consultation en piteux état, aussi rayée qu’un billot de boucher. Etrange. Sans vouloir accuser, on dirait bien que la bibliothécaire et son fidèle cutter font leurs dossiers de presse en salle de lecture. On trouve par ailleurs, sur chaque table, un écriteau qui prie les usagers de ranger les livres après lecture (« Replace books« ). Charlotte n’est pas du genre à enfreindre le règlement et sait qu’un journal n’est pas un livre : une fois achevée la lecture de son quotidien, elle le laisse donc en plan sur la table et quitte les lieux.

Allez, rendons à Sheba ce qui lui appartient, le film se révèle bien plus palpitant que la seule évocation sociologique d’une famille de pharisiens de la lecture. Car en réalité, l’entrefilet que parcourt Charlotte à la bibliothèque va lui suggérer l’idée que son oncle, alors de passage chez eux, serait peut-être le dangereux criminel –assassin de vieilles dames, que toutes les polices recherchent. Un terrible duel de non-dits va alors se jouer entre la nièce et ce mystérieux tonton.

L’ombre d’un doute est une pièce maîtresse dans l’oeuvre de Hitchcock : premier vrai film américain du maître, c’était aussi l’un de ses préférés. L’exploitation du thème et l’intensité portés par chaque personnage y cisèlent avec une puissance terrifiante le visage d’un Mal qui peut entrer par toutes les portes, même celle inattendue de la tendresse familiale. Un film admirablement conduit, qu’il serait sans doute dommage de ne pas avoir vu au moins une fois.

FREE PUBLIC LIBRARY. La bibliothèque de L’ombre d’un doute affiche –si l’on peut dire, la couleur : elle est gratuite et ne se gêne pas pour le faire savoir dès son frontispice. Je vous propose d’emprunter le DVD de cet excellent film d’Alfred Hitchcock dans une des trop rares bibliothèques françaises à être, elle aussi gratuite : celle de Saint-Brieuc en Bretagne, qui depuis 2008 propose la gratuité à tous les habitants, salariés ou étudiants de la ville.

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3 réflexions sur “Le livre et son attraction, mon cher Newton

  1. Pingback: Hitchcock omniprésent, partie 2 | cinephiledoc

  2. Merci, chère Caroline, de nous rappeler que les bibliothécaires non plus ne rendent pas toujours leurs livres dans les temps… Les vilains, les gueux ! Cela dit, dans votre argumentation, vous auriez pu remarquer que je n’ai –loin s’en faut, jamais dit que les bibliothécaires représentaient un mètre-étalon quelconque ou qu’ils n’étaient pas des cas sociaux.

    Bon, j’espère que votre embêtement passera en apprenant que mon billet, comme cette réponse, ne reflètent pas nécessairement ma pensée. Le propos de ce blogue n’est en effet pas tant d’exposer mes idées que d’évoquer une foultitude de clichés, que je m’amuse à mettre en scène sans que ça signifie que je les adopte. Méfiez-vous du « je », Caroline. Le « Je » de ce blogue est un narrateur, pas un auteur. On n’est pas sur Facebook.

    En tous cas, merci pour vos remarques fort intéressantes. Pour vous dire deux mots de ce que je pense de tout ça : il faudrait à mon sens doubler notre exigence de professionnels quand on travaille avec les « publics en difficulté »… Or au lieu de ça, nombre d’actions sont bâclées vu que dès l’instant qu’on fait un truc avec des pauvres, on a l’impression qu’on est déjà des gens géniaux, du coup on s’embête pas à soigner les détails… Et au final, les actions mises en place ressemblent régulièrement à ça : un tout petit pas pour les pauvres, un grand pas pour la morale bien-pensante.

    Bad trip.

    Cordialement,
    Mp

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  3. Bonjour,
    Je suis un peu embêtée par votre description du lecteur « empêché » de base, entre autres qu’il ne sait pas rendre ses documents à temps. Etant moi-même bibliothécaire, je suis quasi systématiquement en retard pour rendre mes emprunts à la bib de ma commune et franchement je ne vois pas en quoi c’est un marqueur social…
    Sinon très intéressante la remarque sur le manque d’ajustement de la démarche sociale des bib (ce n’est pas quelque chose qui se décrète dans un bureau mais cela nécessite tout un travail d’intégration et de mise en place de partenariats locaux). Dommage qu’elle soit noyée dans des a priori et des propos douteux (aller vers ceux qui ne sentent pas concernés par les bib et la culture c’est faire de l’humanitaire, les personnes appartenant aux PCS les plus aisées – nos lecteurs de base – ne sont pas « bancales » contrairement aux autres, … ).
    Merci malgré tout pour cet article, stimulant et la deuxième partie est toujours aussi intéressante!!
    Bonne continuation,
    Caroline

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