Little Sénégal (2000)

Sauf à être du sérail, on n’imagine pas forcément que le visage revêche des bibliothécaires est en réalité leur plus belle et leur plus digne façade. C’est en effet sous le sceau de la seule pudeur –pour ne pas outrancièrement exposer à la face du monde la profonde allégresse qui les anime à exercer l’un des plus beaux métiers que l’humanité ai conçus, que les bibliothécaires humblement cachent leur joie.

Celle-ci est pourtant réelle et puissante, quand bien même une petite ombre viendrait par moments cochonner le tableau. Et cette ombre, toi ami(e) bibliothécaire, tu la connais bien : elle s’appelle Françoise, Elisabeth ou Thierry, et c’est ton chef, ton responsable de secteur, ton conservateur… Bref, ton supérieur hirérarchiant qui, pour une raison pas encore élucidée par la science moderne, passe son temps à te rayer les bottes avec ses exigences névrotiques, à baser toute son éthique professionnelle sur le principe de l’injonction contradictoire et à systématiquement voir le verre à moitié vide, sale et ébréché.

Pour éviter de lui rentrer dans la couenne et d’éloigner à tout jamais la possibilité de prendre un jour sa place, tu t’octroies de temps à autre des espaces de respiration salutaires que tu essayes de varier pour ne pas te faire griller non plus : c’est un arrêt maladie par-ci, une panne de réveil par-là, une réunion de travail un peu imaginaire avec un pote d’une autre équipe… Mais le fin du fin, il faut le dire, c’est les journées professionnelles. Moins douloureuses que trois jours de Cnfpt, moins dispendieuses qu’un congrès Abf et plus dépaysantes qu’une bête réunion à l’extérieur, les « journées pro » te permettent de prendre le large à peu de frais. De fait, à chaque fois qu’il y en a une qui s’organise dans ta région, tu t’y inscrit sans même savoir de quoi ça retourne. Ta dernière folie ? Tu t’es inscrit à une journée sur « l’accueil des migrants en bibliothèque » malgré ton absence totale d’intérêt comme de connaissances sur ce sujet. Ne t’en fais pas, c’est là qu’une fois de plus, avec mon amour du métier chevillé au corps et un très beau film, je vais intervenir pour te sauver la mise… Little Sénégal.

*

Oui, je sais, les « migrants » , c’est un peu comme les « perturbateurs endocriniens », tu vois à peu près l’ambiance mais tu n’as pas complètement cerné toutes les subtilités du concept. A la limite, quand on parlait des « immigrés » , tu étais davantage au point mais ça faisait lepéniste sur les bords ; et les « étrangers » , ça sonnait bien à cause de l’existentialisme tout ça mais c’était franchement fourre-tout. Après, il y a eu les « primo-arrivants » , et là ça claquait, on avait l’impression d’être au top de la performance sociale car dès qu’on prononçait ce mot, les yeux brillaient autour de nous. Malgré tout, avouons-le, ton chouchou restera indubitablement les « gens du voyage » : tu n’as jamais bien compris si ces gens-là voyageaient vraiment ou pas (et pourquoi à ce moment-là ils n’auraient droit qu’à un voyage au singulier) mais au moins, grâce à cette terminologie évocatrice qui nous fait presque entendre les guitares chanter derrière, toi tu voyages…

Et puis plus récemment, on ne sait pas trop ce qui s’est passé, quelqu’un a dû lever la main à une réunion et dire : « Hé, les gars, vu qu’on a merdoyé dans toutes nos politiques d’accueil des populations étrangères depuis 40 ans, pourquoi ne pas changer leur nom une fois encore, histoire de faire comme si c’était un nouveau problème dont on allait sérieusement s’occuper ? Je propose « migrants » , ça vous dit ? ».

« Migrants » . C’est intéressant, ce substantif dérivé d’un participe présent, ça laisse penser que les gars sont toujours en cours de migration, que leur processus de déplacement n’est pas fini, comme s’il fallait s’habituer (ou les habituer) à ce qu’ils ne restent pas sur place mais ne fassent que passer. Ne développons pas plus avant ce drôle de concept imaginé vraisemblablement par des gens très bons car, en définitive et pour revenir à nos moutons de poussière de bibliothèque, la question demeure toujours à peu près la même : quel service les bibliothèques publiques peuvent-elles rendre aux personnes vivant sur un territoire avec lequel elles sont peu familières ? Les bibliothèques sont-elles des vestibules de la citoyenneté, des havres de l’inclusion susceptibles de rétablir l’équilibre des possibles parmi l’ensemble des populations autour d’elles ?

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Voici Alloune, un Sénégalais qui vient d’arriver aux Etats-Unis et dont la première démarche, en foulant le sol américain du côté de Charleston (Caroline du sud), est de chercher un lieu hospitalier et catalyseur. Il opte sans détour pour la bibliothèque municipale. Quand il en franchit les portes, avec sa silhouette efflanquée, son allure hésitante et sa redingote fatiguée, il ne fait pas longtemps illusion devant la lumineuse bibliothécaire (d’ailleurs vêtue d’un abat-jour en guise de robe) qui comprend d’emblée qu’il n’est ni un élu venant à l’improviste vérifier la bonne utilisation des deniers publics, ni un usager ordinaire désireux de se choisir un petit dvd pour le week-end.

Alloune demande s’il peut faire des recherches dans les fonds patrimoniaux de la bibliothèque. Flairant le coup fourré, la bibliothécaire le freine tout de suite : « Pour l’accès aux archives, je suis à votre service mais je vous préviens, les frais de recherche sont de 3 dollars par jour » –présupposant que l’argent va fatalement être un problème pour Alloune. Ce dernier ne relève pas l’affront et maintient sa requête, battant ainsi en brèche l’idée que les migrants sont tous de pauvres hères sans le sou.

Avant de lui donner accès au catalogue, la bibliothécaire vérifie quand même si Alloune est solvable.

Pour 3 dollars, notre ami n’aura droit qu’au strict minimum : une machine à microfilms des années 1990. Si on en veut plus, dans cette bibliothèque américaine ayant manifestement développé un solide modèle économique pour survivre à la baisse des dotations d’Etat, il conviendra sans doute de faire chauffer sa carte bancaire pour pouvoir surfer sur Internet, ou d’avoir préalablement contracté un crédit à la consommation si notre projet est de consulter la bibliothèque numérique avec moteur de recherche intégré.

« Pardon Madame, sur le règlement intérieur, il est stipulé que l’accès aux toilettes est à 5 dollars… Si je veux juste me laver les mains, vous pouvez me faire une petite ristourne? »

Par la suite, Alloune réussit à avoir accès à un manuscrit : il est facturé 1$ à chaque fois qu’il tourne une page. Au bout d’un quart d’heure, il est bon pour pointer aux Restos du cœur. La bibliothèque, ça se mérite.

Au bord de la ruine, Alloune se décide à faire marcher la solidarité locale. Il demande à un lecteur, à l’évidence plus à l’aise dans la vie, s’il peut tourner les pages à sa place. Le monsieur y consent mais le livre est épais. Il commence à déchanter…

Un peu plus tard dans le film, je n’ai pas tout saisi, on voit carrément Alloune au beau milieu de la réserve principale de la bibliothèque… Il a dû gagner au loto.

*

Trêve d’enfantillages et louons Little Sénégal pour son invitation à nous méfier des apparences et des projections néfastes que malgré soi, on peut entretenir envers des publics qui ne nous ressembleraient pas suffisamment –alors même que de l’autre côté, la bibliothèque publique est la plupart du temps vécue comme un des tout premiers lieux d’accueil sur un territoire.

En dehors de son dithyrambe sur le rôle social des bibliothèques, on appréciera surtout Little Sénégal pour la hauteur de son intention générale et la qualité de son exécution signée Rachid Bouchareb. Sobre, poignant et peuplé d’excellents interprètes (Sotigui Kouyaté, Roschdy Zem, Sharon Hope…), ce très beau film s’inscrit un peu comme un miroir de la démarche qu’a eue Alex Haley avec Racines dans les années 1970 :  l’histoire d’un Africain en quête de ses « cousins d’Amérique » , qui vogue vers les Etats-Unis à la recherche de ses ancêtres arrachés à leur terre par le commerce triangulaire et conduits dans des plantations américaines. Cordialement, Mp.

Une réflexion sur “Little Sénégal (2000)

  1. Ce dernier article date de si longtemps… Quand reprendrez-vous un rythme plus soutenu ? Je me languis, et j’imagine ne pas être là seule…
    Signée: une jeune admiratrice.

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